Un petit grand homme

Maxcellend Coulon nous conte quelques souvenirs de ce petit bonhomme plein de dynamisme qu’était Robert Picard, notre Président fondateur en 1929.

Le 29 septembre 1963 se déroulait, à Chalon, la coupe Brailly. Cette compétition annuelle opposait de nombreuses équipes de 4 joueurs, qui disputaient deux parties. Aux clubs de la ligue (TPG, Dijon, Chalon, Lons, Beaulieu…) s’adjoignaient des clubs venus de l’extérieur : Saint-Etienne, Solingen (ville allemande jumelée avec Chalon), etc. La ronde de l’après-midi vient de démarrer. Quelques instants plus tard, le silence est rompu par un grand cri. Aussitôt, toutes les têtes se tournent en direction du fautif. Picard, le visage écarlate, est debout devant son échiquier, la mine déconfite. Il vient de donner sa dame. Est-ce un effet du gros cigare qu’il fumait après le repas ?

Championnats de Franche-Comté, salle Proudhon. Maxcellend affronte Skorup – Crédit photo Bernard Faille, L’Est Républicain 1973

Malgré son âge avancé, Picard continuait à jouer ; il participait régulièrement aux différentes compétitions organisées par le club et la ligue. Il avait un niveau de jeu respectable, qu’il ne fallait pas sous-estimer ; il commettait parfois des gaffes provoquées par la fatigue. J’ai joué victorieusement à deux reprises contre lui : au championnat de Besançon en décembre 1962, puis en coupe de Besançon, le 28 avril 1967. Son plaisir était d’analyser et de commenter des parties sélectionnées pour son bulletin « La Tour Prends Garde » Il l’avait fait pour ma victoire contre Peroz (11/11/1962). Ce bulletin, auquel j’étais abonné, était intéressant ; il constituait un trait d’union entre les clubs de la ligue, et était lu avec plaisir par les joueurs, mêmes étrangers à la ligue. Il le réalisait dans l’arrière-salle de son magasin de la rue Morand, pendant que Madame Picard recevait les clients.

Picard souffrait de surdité ; il était équipé d’un appareil qui fonctionnait plus ou moins bien. Parfois, au cours d’une partie, un sifflement intempestif troublait la concentration des deux joueurs. Il rectifiait rapidement ce dysfonctionnement. Quand on parlait avec lui, il mettait la main en cornet vers son oreille proche de l’interlocuteur pour mieux entendre. Son audition défectueuse pouvait être source de quiproquo. Entendant mal son partenaire, il pouvait se méprendre sur le sens de son propos ; alors, il haussait le ton comme s’il était contrarié. Picard discutant avec Alber (joueur jovial et éminemment sympathique), cela constituait une scène cocasse, car tous deux avaient des problèmes de surdité.

Picard n’avait pas peur de la polémique : il n’hésitait pas à croiser le fer avec ses contradicteurs, et à échanger quelques amabilités avec ses adversaires. Ancien vice-président de la FFE, il avait soutenu le Dr Roux président de la ligue de Bourgogne Franche-Comté dans son conflit avec le Dr Augeix, président de la FFE. L’origine de cette querelle était le Roi-Blanc-Peugeot qui, s’étant exilé dans la ligue d’Alsace, prétendait organiser un championnat du Doubs. De plus, selon les mots du Dr Roux, celui-ci « avait installé à Besançon même, une sorte de satellite dénommé Roi Blanc Bisontin qui fit tout ce qu’il pût pour nous nuire, sous la haute direction de ses maîtres sochaliens qui, depuis les coulisses, tiraient les ficelles. » Augeix menaçait de créer une nouvelle ligue en remplacement de celle existante.

Cliché de Man Ray, ami du peintre Marcel Duchamp pour qui
« si tous les artistes ne sont pas des joueurs d’échecs, tous les joueurs d’échecs sont des artistes »

Picard possédait une importante bibliothèque d’échecs. J’avais pu m’en rendre compte lorsqu’il m’avait invité chez lui, un soir. Il m’avait montré divers documents échiquéens, notamment des affiches du championnat de France organisé à Besançon en 1949. Au cours de la soirée, parmi différents souvenirs, il avait évoqué incidemment une blessure récoltée lors de la manifestation des Croix-de-Feu, à Paris, le 6 février 1934. Sa bibliothèque lui permettait de doter les jeux échiquéens de son bulletin. J’en avais bénéficié, puisqu’il m’avait offert, comme prix, un livre rare, celui de Duchamp et Halberstadt : « Opposition et cases conjuguées réconciliées ». N’étant pas, à l’époque, collectionneur de livres d’échecs, je n’avais pas perçu la valeur de l’ouvrage, et l’avais échangé contre un quelconque livre en allemand. Ce joueur, par ailleurs sympathique, qui me harcelait pour faire cet échange, savait ce qu’il faisait. Bien plus tard, j’ai réalisé le marché de dupes dont j’avais été victime en voyant le prix de cet ouvrage dans des catalogues spécialisés. Rétrospectivement, j’ai trouvé l’attitude de ce joueur pour le moins inélégante¹. Picard avait formé le projet de léguer sa bibliothèque échiquéenne à la ville de Besançon. J’ignore pourquoi ce projet n’a pu aboutir. Cela aurait été un formidable atout pour les chercheurs en histoire des échecs.

Picard était un fervent amoureux du jeu d’échecs, qu’il a servi sa vie durant. J’ai apprécié de le connaître.

Maxcellend Coulon, le 15/08/2022.

¹ Le titre exact est « L’opposition et les cases conjuguées sont reconciliées ». Je comprends l’amertume de Maxcellend, le bouquin vaut actuellement 3 400 € ! 🙂