Jusqu’au milieu du XIIIe siècle, sur l’échiquier occidental, ne s’affrontent pas encore des pièces blanches et des pièces noires, comme c’est le cas dans le jeu d’échecs contemporain.
Quelles en étaient les couleurs ?
« Elle ne fut pas étonnée le moins du monde de s’apercevoir que la Reine Rouge et la Reine Blanche étaient assises tout près d’elle, une de chaque côté. Elle aurait bien voulu leur demander comment elles étaient venues là, mais elle craignait que ce ne fût pas très poli. »
Lewis Carroll, À travers le miroir
Le choix des couples blanc-rouge et rouge-noir sont deux bonnes réponses. Blanc-rouge était peut-être plus précis, le rouge et le noir étant les couleurs venues d’Orient. Les deux systèmes de couleurs cohabitèrent sans doute pendant plusieurs siècles.
« Les Échecs, pour Kasparov, sont une jungle blanche et noire » et depuis fort longtemps, nous avançons, explorateurs intrépides ou timorés, sur ces chemins pavés de noirs et de blancs, oublieux de ce temps où les pistes étaient à peine tracées. Venu d’Orient, l’échiquier n’était au bas Moyen Âge le plus souvent qu’une pièce de tissu monochrome, où de simples lignes délimitaient les soixante-quatre cases. C’est sous cette forme qu’il apparaît dans l’iconographie médiévale, en particulier dans le vitrail de la cathédrale Saint-Maurice de Tours (1255-1267), représentant la partie d’échecs des enfants de saint Eustache avec son échiquier de 4 x 5 cases, uniformément vert.
C’est dans les Vers d’Einsielden, le plus ancien texte occidental mentionnant les échecs (vers 990), que l’usage d’un échiquier bicolore rouge et blanc est évoqué. Sans doute, une innovation récente adoptée que par quelques joueurs seulement. Mais il est fort probable que, facilitant grandement le calcul des déplacements, cette pratique fut adoptée rapidement et se généralisa. Les représentations antérieures à 1200 confirment l’opposition rouge/blanc mise en évidence par Michel Pastoureau : « Jusqu’au milieu du XIIIe siècle, en effet, sur l’échiquier occidental ne s’affrontent pas encore des pièces blanches et des pièces noires, comme c’est le cas dans le jeu d’échecs contemporain, mais bien des pièces blanches et des pièces rouges. Cette opposition de couleurs n’était certes pas celle que l’Occident avait héritée de l’Islam. Dans le jeu indien puis musulman, s’affrontaient à l’origine — et s’affrontent encore aujourd’hui — un camp noir et un camp rouge, deux couleurs qui formaient un couple de contraires. Ici aussi, il a fallu repenser un aspect du jeu, et le repenser rapidement, car l’opposition du noir et du rouge, fortement signifiante aux Indes et en terre d’Islam, n’avait pour ainsi dire aucune signification dans la symbolique occidentale des couleurs. On transforma donc le camp noir en camp blanc, l’opposition du rouge et du blanc constituant pour la sensibilité chrétienne de l’époque féodale le couple de contraires le plus fort* ».
Ces enluminures illustrent l’évolution progressive des couleurs. Par rapport au modèle oriental, l’échiquier se colorise, mais les pièces gardent les couleurs (noir et rouge) des origines. Puis l’échiquier passe au noir et blanc et le camp noir devient blanc.
Cependant au blanc et rouge apparu aux environs de l’an mil, succéda progressivement, à partir du XIIIe siècle, l’opposition blanc/noir. « Car entre-temps, poursuit Michel Pastoureau, la couleur noire avait connu une promotion remarquable et, surtout, les théories d’Aristote sur la classification des couleurs s’étaient largement diffusées et faisaient du blanc et du noir deux pôles extrêmes de tous les systèmes. Vers le milieu du siècle suivant, sans avoir totalement disparu les pièces rouges étaient devenues rares : le jeu d’échecs était mûr pour entrer dans cet univers du noir et blanc qui caractérise la civilisation européenne à l’époque moderne* ».
Par ailleurs, l’usage de camps noir et blanc était traditionnel dans les jeux de plateau européens et particulièrement dans le nord avant même l’introduction des échecs, c’est donc naturellement que les couleurs orientales ont glissé vers notre noir et blanc.
« L’évolution vers l’actuel jeu en noir et blanc est sans doute moins linéaire que ne le proposait Michel Pastoureau, conclut Luc Bourgeois dans son article Les échecs médiévaux : jeu des élites, jeux de couleurs. Le contraste noir/blanc constitue une tradition ancienne pour les jeux de tables du nord de l’Europe, qui fut adaptée aux échecs après leur introduction dans ces régions. D’autre part, si le couple noir-blanc devint très majoritaire pour les échiquiers à partir du XIIIe siècle, le phénomène est moins prégnant pour les pièces, qui demeurent largement associées aux teintes traditionnelles — rouge et blanc/jaune — jusqu’à l’époque contemporaine », comme en témoignent, les premiers échiquiers Staunton victoriens et les reines rouge et blanche que notre jeune Alice craint de froisser. »
* L’échiquier de Charlemagne de Michel Pastoureau, 1990 – Editeur Adam Biro, Collection Un Sur Un