Qu’est-ce que le jeu de la Dame enragée :
À l’origine, le déplacement de la reine, avatar européen du conseiller oriental (Farzin ou Vizir), était limité à une seule case en diagonale. Nous nous trouvons à la fin du XVe siècle, au moment où la dame devient selon l’expression consacrée « enragée », à une époque charnière de l’histoire des échecs. Étonnante expression utilisée dès l’origine, dès qu’elle fut capable de traverser toutes les cases libres de ses lignes en devenant la pièce la plus puissante de son camp. Enragé avait-il alors le même sens qu’aujourd’hui ? Il était alors employé au sens de passionnée, frénétique, impatiente. « Notre dame enragée aux échecs est de cette qualité. Elle guerroie ; l’amour courtois devient amour combattant […] La reine des Échecs passe de l’état de dame réservée à celui de dame passionnée.¹ »
Dans les deux dernières décennies du XIVe, le jeu d’échecs connaît une transformation profonde. L’esprit même du jeu a changé. À son introduction en occident, vers l’an mille, il est une activité aristocratique, presque un rituel (amoureux parfois) d’une lenteur cérémonielle qui s’accorde bien avec la vie des classes aisées. Une noble dame joue quelques coups avec un beau chevalier, laissant là l’échiquier pour un festin. Ils y reviennent le lendemain pour quelques coups encore, passant peut-être rapidement à de plus doux combats. Puis c’est une chasse ou un bal…
Mais tout cela paraît bien long et ennuyeux pour l’homme de cette fin du XIV. De nombreux coups sont nécessaires pour que les forces ennemies entrent en contact au centre de l’échiquier. Ce jeu renouvelé est actif, dynamique et il faut d’emblée tenir compte des coups de l’adversaire. Avec cette Dame qui parcourt l’échiquier à grandes enjambées, pas question de penser à la bagatelle. Le mat qui rôde vous amoindrit la résolution amoureuse.
L’autre changement notable dans ces nouveaux échecs concerne le fou (l’évêque dans les pays anglo-saxons). Lui aussi peut à présent se déplacer sur n’importe quelle case, tant que le chemin en diagonal est dégagé. Il y aura fallu cinq cents ans pour que la reine et le fou puissent arriver à ce niveau de force. Et donner à la reine et au fou une plus grande force tactique sur l’échiquier, reflet du monde réel, c’était reconnaître leurs formidables positions dans la vraie vie.
D’autre part, l’art de la guerre est bouleversé par la généralisation de l’usage des armes à feu, c’est notamment à partir de ce moment-là que la reine et le fou acquièrent la possibilité de traverser tout l’échiquier, à l’image de ces nouvelles armes meurtrières à longue portée. L’histoire des échecs semble ainsi refléter l’histoire de la guerre et, plus généralement, les composantes sociales du monde dans lequel on joue.
¹ Jean-Marie Lhôte – Martin Le Franc et la dame enragée.