À l’origine, que représentait le fou dans le jeu indien : un conseiller, un éléphant ou un prêtre ?
Un éléphant sur un fil : étonnante marche de cet éléphant, élément indispensable de l’armée indienne antique, vers notre fou moderne !
Le fīl (fyala, afyāl), ou l’Éléphant du jeu indien, se déplaçait selon les diagonales, faisant un bond de deux cases à partir de sa case d’origine, que la case intermédiaire soit occupée ou vide. Le fīl capturait, comme notre cavalier aujourd’hui, la pièce qui se trouvait éventuellement sur la case d’arrivée. Son mouvement d’origine reste incertain. H.J.R. Murray dans son History of Chess considérait que le saut en diagonale à deux cases était sans doute le mouvement original, faisant alors de l’éléphant et du vizir les pièces les plus faibles du jeu, raison principale, selon lui, des changements qui rendirent l’alfil et le ferz (devenant respectivement le fou et la reine) plus forts dans les échecs modernes à la Renaissance. Les Éléphants droits et gauches étaient distingués comme aujourd’hui nos Fous et Cavaliers : fīl ash-shāh et fīl al-firzān, l’éléphant du Roi (shāh) et du conseiller (firzān).
Quand les échecs arrivèrent en Perse, le nom sanscrit fut traduit en pil. Les musulmans, pour convenir à la phonologie arabe, le transformèrent en fil et alfil (en préfixant l’article défini arabe al). De nombreuses pièces d’échecs médiévales furent retrouvées en divers endroits d’Europe. Elles sont, au départ, abstraites, de l’époque carolingienne et romane, du Xe au milieu du XIIIe siècle, inspirées alors des musulmans dont la religion n’encourageait pas la représentation d’êtres vivants. Sans interdire le jeu, les autorités religieuses islamiques intimaient l’ordre aux artisans de fabriquer des pièces abstraites.
C’est ainsi que le jeu est introduit en Occident, les musulmans travaillant pour des commandes européennes. Ces modèles furent ensuite copiés par les artisans européens pendant des décennies avant de s’affranchir de cette influence. « Lorsque l’Islam transmet le jeu d’échecs aux Occidentaux vers le milieu ou la fin du Xe siècle, écrit Michel Pastoureau, ces derniers ne savent pas jouer. Non seulement, ils ne savent pas jouer, mais, lorsqu’ils essayent d’apprendre, ils sont déroutés par les principes du jeu, par la nature et la marche des pièces, par l’opposition des couleurs (camp rouge contre camp noir) et même par la structure de l’échiquier : soixante-quatre cases, cela ne représente rien, ou peu de chose dans la symbolique chrétienne des nombres. Les échecs sont un jeu oriental, né en Inde, transformé en Perse, remodelé par la culture arabe. Mis à part sa parenté symbolique avec l’art militaire, tout ou presque y est étranger aux chrétiens. Il faut donc pour assimiler ce jeu nouveau le repenser en profondeur, l’adapter aux mentalités occidentales, lui redonner une image plus conforme aux structures de la société féodale¹. »
Les Alfil, les éléphants : alphini, aufin deviennent les fous ou les évêques episcopi outre manche. Les deux protubérances pointues, évoquant les défenses de l’animal dans le jeu arabe, furent comprises par les occidentaux comme la mitre cornue d’un évêque, ou bien comme le bonnet d’un bouffon.
¹ Michel Pastoureau, Le Roi du jeu d’échecs (Xe – XIVe siècle).