« Soudain, il ressentit une douleur cuisante, bien qu’elle n’affectât pas son être véritable, et il poussa un grand cri en secouant sa main mordue par la flamme d’une allumette qu’il avait frottée en oubliant de l’approcher de sa cigarette. La douleur se calma aussitôt, mais dans le jaillissement de la flamme, il avait entrevu quelque chose d’effrayant et d’insupportable. Il prit conscience des abîmes affreux où le plongeaient les échecs, jeta, malgré lui, un nouveau regard sur l’échiquier — et sa pensée s’alourdit sous le poids d’une fatigue qu’elle ne connaissait pas. Cependant les échecs étaient sans pitié, il était leur prisonnier et aspiré par eux. Horreur, mais aussi harmonie suprême : qu’y avait-il en effet au monde en dehors des échecs ? Le brouillard, l’inconnu, le non-être… Soudain, il s’aperçut que Turati n’était plus assis, mais se tenait debout, les mains derrière le dos. “Partie interrompue, maître, dit une voix derrière lui. Notez votre coup.
— Non, non, encore, supplia-t-il, cherchant du regard celui qui avait parlé.
— Partie interrompue “, répéta derrière lui la même voix, une voix frétillante. Il voulut se lever et n’y parvint pas. Il s’aperçut alors qu’il venait de reculer, sans quitter sa chaise, et que des inconnus s’étaient rués, féroces, vers l’échiquier, cet échiquier où, tout à l’heure encore, était concentrée toute sa vie, et qu’ils se disputaient et hurlaient en déplaçant vivement les pièces. »
Qui est-ce :
Louijine, joueur prodige, maniaque, marginal, obsédé par le jeu, déshumanisé, il finit par sombrer dans une démence et se suicide, devenu incapable de distinguer le monde réel de celui de l’échiquier.
Si M. B, le personnage de Zweig, s’enferme volontairement dans cette cellule capitonnée en noir et blanc du jeu, c’est bien plutôt pour échapper, au risque de se perdre, à la folie nazie et au suicide, mais il se rattrapera in extremis au bord de l’échiquier pour revenir dans la réalité. Le mythe du joueur fou, qui articule folie et génie, est illustré par le héros de Nabokov, Louijine. Il utilise, lui, le jeu pour tenter de surmonter sa propre folie, n’existant qu’au travers le mouvement et la vie des pièces qu’il superpose à la vie qui l’effraie, jusqu’à la recouvrir. Cela fonctionne… un certain temps. Quand Loujine n’est plus qu’un pion devant un adversaire invisible dont il ne comprend plus les coups, il se suicide pour ne pas être échec et mat.
L’histoire d’un joueur d’échecs écrasé par son propre génie. « De tous mes livres russes, La défense Loujine, écrit Vladimir Nabokov, est celui qui contient et dégage la plus grande “chaleur” – ce qui peut paraître curieux, sachant à quel suprême degré d’abstraction les échecs sont supposés se situer. En fait, Loujine a paru sympathique même aux gens qui ne comprennent rien aux échecs et/ou détestent tous mes autres livres. Il est fruste, sale, laid – mais comme ma jeune fille de bonne famille (charmante demoiselle elle-même) le remarque si vite, il y a quelque chose en lui qui transcende aussi bien la rudesse de sa peau grise que la stérilité de son génie abscons. »